Philippe Carrese

L’enlèvement du Baron (nouvelle originale)

L’enlèvement du baron

Le premier jour, toutes les télévisions étaient là. Les journalistes attendaient devant la porte de la résidence. C’était la révolution dans cette petite rue du XVIe arrondissement. On avait enlevé le Baron Dupois de la Treille, et c’était l’émoi dans les rédactions. La famille devait faire une déclaration à la presse. Tous attendaient. La femme du Baron, une très belle femme visiblement bouleversée, a fait un communiqué, avec un petit zozotement charmant. Elle a remercié les journalistes, et promis des nouvelles. Dès qu’elle en aurait, bien entendu. Vu la personnalité controversée du Baron Dupois de la Treille, aventurier mondain et ami intime de plusieurs ministres, les rédactions ont décidé de laisser leurs correspondants en faction devant l’immeuble.

Le deuxième jour, toutes les télévisions étaient là. Encore. Les cars de vidéotransmission avaient dressé leurs paraboles, les caméras attendaient sur leurs trépieds, les journalistes poireautaient dans leurs voitures. Une demande de rançon exorbitante tenait la France en haleine. La très belle femme du baron, avec son petit zozotement charmant, était la porte-parole de la famille. Le petit bistrot du coin bruissait de conversations des journalistes, le traiteur se frottait les mains, le boulanger avait doublé sa production. Les journalistes restaient aux aguets. Ils attendaient tous le scoop, l’image qui ferait le tour des medias : la photo du retour du Baron. Tous patientaient.

Le troisième jour, les journalistes et les correspondants prenaient leurs habitudes dans le quartier. Dès que la femme du baron pointait son nez à la porte de sa résidence, tous se précipitaient. « Pour l’instant, nous ne disposons d’aucune information». Cette phrase déclamée par la belle blonde avec son petit zozotement était devenue un gimmick attendu par tous, comme ses décolletés pigeonnants. Des chroniqueurs préparaient une nécro, au cas où le baron ne survivrait pas à son enlèvement, les journalistes faisaient des micro-trottoirs, l’affaire de l’enlèvement du baron devenait un feuilleton people suivi par tout le pays, et tous les téléspectateurs connaissaient la femme du baron.

Le sixième jour, les correspondants dormaient toujours dans leurs voitures, le bar ne désemplissait pas, le traiteur avait décuplé son chiffre d’affaires, le boulanger avait dû embaucher. Les rédactions attendaient toujours la photo inédite : le retour du Baron. Mais surtout, la très belle femme du baron faisait son petit direct dans tous les journaux télévisés. Et l’audimat grimpait. Avec son zozotement charmant, elle était devenue une vedette.

Le neuvième jour, les journalistes avaient leur table personnelle au bar, les couples se formaient, le microcosme s’occupait, un concours de belote géant voyait s’affronter presse parlée et presse écrite. L’hypothétique retour du baron n’était plus du tout au centre des conversations : tout le monde s’en foutait. Mais l’enlèvement passionnait le pays à cause de sa vedette, la belle blonde qui zozotait. Tous attendaient ses interventions quotidiennes. C’était une vraie star.

Le onzième jour, au petit matin, une silhouette fatiguée a parcouru la rue. L’homme mal rasé était épuisé. Il a grimpé les marches du perron. Le baron Dupois de la Treille rentrait chez lui, hagard, mutilé, mais finalement libéré. Mais tout le monde s’en foutait. Tous les journalistes ont regardé passer le Baron dans une indifférence amusée. Pas un seul n’a sorti une camera, pas un seul n’a fait une photo. C’était gâcher de la pellicule. Plus aucune rédaction ne réclamait le scoop, la photo qui devait faire le tour des medias. Le Baron aurait pu crever, la France entière n’attendait qu’une chose : que sa femme, la belle blonde vienne l’annoncer, avec son zozotement charmant.

Philippe Carrese, mars 2008

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Dans : Littérature

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