Philippe Carrese

C’est comme le piano…

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La démocratie, c’est comme le piano…

Résumé de l’épisode précédent : un billet de mauvaise humeur « J’ai plus envie » destiné à un petit journal sympathique, Mars Mag, entouré d’un dessin humoristique et d’autres articles souriants, sort en juin 2006. Tout le monde s’en fout. Le journal met la clef sous la porte deux mois après dans l’indifférence générale (pas à cause de l’article, il aurait plus manqué que ça…). Cinq ans plus tard, ce texte ressort va savoir comment et par qui, et fait le tour du net en prenant l’aspect d’un brulot politique qu’il n’était absolument pas au départ.

A la base, ce texte est très personnel et relate mon désarroi. C’est écrit à la première personne, et c’est juste moi qui liste tout ce qui me gonfle dans cette ville à la dérive, ce qui était le sujet usuel de ma petite chronique habituellement drôle mais plus du tout ce jour-là. Donc, cinq ans plus tard, de nombreux Marseillais se le réapproprient, ça circule de boites à mails en blogs énervés. C’est vrai, mes mots tentent de relater les problèmes qui rongent notre quotidien marseillais, sans concession. Brutal. Douloureux. Agaçant. Mais ce n’est qu’à partir d’un énoncé précisément posé qu’on ne peut s’attaquer à résoudre un problème. Le journal La Provence fait un très intéressant sujet sur le buzz en juillet 2011 qui, hasard total, coïncide avec l’affaire du parking Vinci de la Porte d’Aix. « J’ai plus envie » continue de circuler, dans tous les sens, les bons comme les mauvais. Les réactions que je reçois sont souvent réconfortantes, parfois bouleversantes. Quelques fois énervantes aussi, voire insupportables lorsque la droite nauséabonde en profite pour venir y dégueuler son fiel.

J’ai longtemps hésité à écrire une suite, en grande partie à cause de toutes ces récupérations désastreuses. Je n’avais plus envie de voir mes textes instrumentalisés par les charognards. Inutile de rajouter la haine à l’exaspération. Comme je n’avais plus envie non plus de voir mes questionnements légitimes d’utilisateur d’une ville en panne galvaudés par quelques naïfs qui n’ont de Marseille qu’une vision idyllique voire exotique mais tellement lointaine de notre quotidien. L’angélisme est illusoire. Dangereux, même. La réalité nous saute à la gueule dès qu’on remet un pied dans le chaudron marseillais. Elle parait caricaturale tant qu’on n’y est pas confronté physiquement, c’est une des grandes difficultés. Mais, sept ans après mon premier coup de gueule, les problèmes de paupérisation, d’insalubrité et d’incivisme existent toujours.

Comme la plupart des Marseillais qui aiment leur ville et qui la voient se déliter, je ressens une impression de gâchis. Et c’est insupportable. Qu’est-ce qui nous manque ? Cette rade unique pourrait être un petit paradis, un bonheur de vie. Nous avons la lumière la plus vive, l’air le plus clair, la mer comme balise et le calcaire comme frontière. Nous avons un potentiel humain inouï, une somme de cultures incroyables, une énergie vitale palpable à chaque coin de rue. Notre histoire est une des plus anciennes. Et nous n’arrivons plus à grandir ensemble, à avancer, à évoluer. Nous n’arrivons plus à y vivre, simplement. Y’a bien un truc qui manque, non ?

Depuis quelques semaines, une prise de conscience citoyenne semble se dessiner, en particulier autour de l’idée de Métropole. La société civile se réveille et s’organise, en dehors des clivages politiques habituels, dans la concertation et suivant des fonctionnements démocratiques. Réjouissant. C’est peut-être le coup de pied du désespoir qu’on donne quand on arrive au fond de la piscine. Espérons une remontée salvatrice vers la surface. Vite, de l’air ! L’avenir de notre communauté complexe et fragile dépend de cette réussite. Ma réflexion d’aujourd’hui ne s’exprime plus en terme d’envie ou de « plus envie », ce qui correspondait à l’époque du premier article à une démarche personnelle et subjective, mais plutôt en terme de besoin. C’est une collectivité de près d’un million de marseillais qui aurait besoin de vivre ensemble et qui n’y arrive plus très bien. Ce dont j’aurais envie, en fait, tout le monde s’en fout, et tout le monde a raison de s’en foutre. La bonne question à se poser est : de quoi aurions-nous besoin pour nous remettre sur les rails ?

Besoin d’ambition ? Contrairement aux apparences et à l’humeur ambiante, l’ambition n’est pas un péché. C’est juste une qualité qui tire les énergies vers le haut, une posture que nous avons laissé de côté depuis trop longtemps. Ici, on se satisfait de peu, du minimum exigible, « c’est bon, on s’arrange », et on en crève, à petit feu. Nous nous contentons de la médiocrité. « Le premier qui bouge a perdu »… Cet immobilisme est suicidaire. Besoin d’idées nouvelles, d’imagination. Restons créatifs, c’est un atout essentiel.

Besoin d’un projet, d’une vision à long terme ? Cette ville a prospéré avec l’apport économique lié aux anciennes colonies, a dégringolé avec la perte de son industrie. L’énergie initiée par la prospérité est absente depuis trop longtemps, à tel point que le mot « réussite » apparait souvent comme une grossièreté. Manque d’idées pour relancer la machine, ou simplement manque de volonté ? Nous aurions bien besoin d’une perspective claire à moyen terme voire à long terme, pas de cette impression d’improvisation permanente et de prospectives à dix minutes. Besoin d’indépendance, d’autonomie. Et de réactivité.

Besoin d’une économie fédératrice ? Besoin d’une économie tout court. Et d’un projet économique fort. On peut commencer à faire du social efficace quand les caisses sont pleines, le contraire est plus aléatoire. Et on n’a vraiment pas à se réjouir qu’une économie parallèle installée, organisée et fructueuse garantisse un semblant de paix sociale dans les zones en difficultés, les dérives commencent là.

Besoin d’enthousiasme, de politesse ? Un sourire, c’est pas très compliqué. Se parler est à la portée de tout le monde, et ça décoince tellement de situations. Ramer dans le même sens, ça s’appelle aussi prise de conscience du collectif. Besoin de reflexes de solidarité ? L’égoïsme et l’agressivité sont palpables à chaque coin de rue. La violence, ça commence quand on grille un feu rouge, et même quand on se gare en vrac pour s’acheter un paquet de clopes (et qu’on fait un bras d’honneur à ceux qui sont coincés derrière). Et ça vaut pour les blondes en 4×4 noirs sur les trottoirs de Saint Giniez comme pour les mineurs sans permis en cabriolets dans les ruelles de Saint Henri.

Besoin d’éducation ? Nos reflexes belliqueux et égocentriques pourraient être placés sur le compte d’une posture animale basique, liée à la survie, qui suivrait une hiérarchie logique : survie individuelle, survie de sa famille, survie de son clan, avant d’enfin se situer dans un environnement plus global. Avec du recul, j’y vois plutôt le résultat d’une défaillance dans l’éducation, mais l’éducation considérée au sens large. Le respect de l’autre, ça s’apprend. Le respect du bien public aussi.

Et aussi un besoin de retrouver notre sang-froid. Apprendre à réfléchir, à analyser, à s’informer aux sources fiables, à pas se laisser berner par les rumeurs, à pas se laisser entrainer à hurler avec les loups, mais en essayant de bramer plus fort qu’eux.

Besoin de transparence ? La Méditerranée a le gout du secret, la loi du silence fait partie de la panoplie. On sait que, culturellement, nos fonctionnements sont de traditions claniques. On mesure aujourd’hui les limites de ce système au nombre d’affaires judiciaires en cours, et à l’image déplorable que nous donnons au reste du monde. Contrairement aux apparences, nous sommes passés au vingt et unième siècle depuis plus de dix ans. On ne dirige plus une mégapole moderne comme on gèrerait un petit village de l’arrière-pays, même si à Marseille on a l’impression de connaitre tout le monde dès qu’on met un pied dans la rue.

Besoin surtout de nous débarrasser de ces vieux réflexes qui nous plombent. C’est confortable, c’est pratique, c’est dans les coutumes locales, c’est presque devenu un mode opératoire admis et encouragé. Et c’est un désastre pour le bon fonctionnement de la collectivité. Le cercle vicieux de l’allégeance à l’édile qui redistribue quelques oboles à ses obligés sape les fondamentaux de notre société. Besoin de rigueur morale. Les z’élus ont souvent tendance à oublier que malgré leur appellation à consonance mystique, ils ne sont que nos représentants. Nous les avons placés là où ils sont par un processus démocratique et ils nous doivent des comptes. Et pas le contraire. Avant de nous donner des leçons, nos représentants se doivent d’être exemplaires. La majorité d’entre eux l’est, heureusement. Les arrangements familiaux des uns, la pusillanimité des autres salissent la crédibilité du personnel politique et sapent le travail délicat de tous les autres, tous ceux qui s’investissent dans leur rôle, les plus efficaces, souvent les plus discrets.

Parce qu’on a besoin d’un personnel politique à l’écoute. Et il doit être irréprochable. Et si la course au cumul des mandats est une aubaine individuelle, elle devient vite une catastrophe collective.

Besoin d’une communication claire et moderne ? Le déficit est évident. La communication institutionnelle est tellement hors d’âge et dépassée dans sa forme comme dans son fond qu’elle en devient contreproductive. Parce que lorsqu’on regarde de plus près, il se passe des choses, il y a des projets, il y a des réussites. En quantité. Besoin de lisibilité, d’information.

Besoin de reconnaissance, besoin de positiver. Nous avons autour de nous plusieurs pôles d’excellence dans la recherche, la médecine, les nouvelles technologies. Mais il y a toujours plus de caméras cachées aux abords des cités de la Rose et de la Castellane que d’équipes de reportage au technopole de Château Gombert ou sur le campus de Luminy.

Besoin de fluidité, besoin de circuler ? Une ville, c’est comme un corps vivant. Tant que les fluides transitent, la mécanique fonctionne. Et ça grandit. Et ça évolue. Si les voies de circulations se bloquent, c’est la sclérose. Et la mort par étouffement. Si les gens circulent, les idées circulent. Or, ici, ça fait bien longtemps que la circulation est un cauchemar et que les idées ne circulent plus. Alors les esprits se figent, les communautés se referment sur elles-mêmes. Pas facile, la mobilité. Pas anticipée, mal gérée, pas organisée, hors de prix, archaïque. Secteur vital. Marseille est un territoire complexe, avec une configuration insulaire. Cette géographie si particulière influe forcément sur les comportements. L’accès à l’information, l’accès à la culture, l’accès à l’éducation, l’accès à la santé passent par une circulation facilitée.

Besoin de penser aussi à ceux qui n’y ont jamais mis les pieds, qui découvrent, qui ne connaissent pas le labyrinthe infernal. Marseille est inaccessible et impraticable pour un néophyte. Besoin d’itinéraires clairs, d’informations pertinentes. Besoin de s’y retrouver, de se retrouver.

Besoin d’ailleurs. Faisons preuve de curiosité. Besoin de se persuader qu’il peut y avoir une vie au delà de la chaine de l’Etoile et après les iles du Frioul. A force d’immobilisme, nous nous sommes repliés sur nous même, à regarder dans l’assiette du voisin, à développer nos paranoïas et à nourrir nos névroses.

Besoin de liberté ? Bien sûr, toujours. Besoin d’égalité, de fraternité ? Surtout. Il est toujours bon de se remémorer les bases du système. L’égalité entre les hommes et les femmes, l’égalité face aux droits des citoyens, face à l’accès aux outils de la communauté. Et l’égalité face à nos devoirs aussi. Et la fraternité qui en découle. Et se rappeler aussi que la laïcité est une base de notre république. Nous avons cette chance. La séparation de l’Église et de l’État est inscrite dans nos textes fondateurs. Contrairement à d’autres grandes nations, il n’est nulle part question de Dieu dans notre constitution. C’est un atout majeur qu’il faut sauvegarder, à tout prix.

Parce que nous avons un énorme besoin d’une laïcité bien comprise. Le ciment de notre cohérence est là. Sujet sensible, approche délicate qui ouvre à toutes les dérives, à tous les amalgames, à l’incompréhension aussi. La laïcité, c’est simplement vivre dans la tolérance de l’autre, accepter que l’autre puisse avoir une croyance différente, un mode de vie différent. La laïcité ne supporte pas l’arrogance. Face aux obscurantismes et au communautarisme, la laïcité nécessite une démarche pédagogique forte. Elle demande aussi une vigilance de tous les instants. Besoin de se méfier du prosélytisme. De tous les prosélytismes, des plus arrogants aux plus sournois. La tolérance doit rester réciproque, et la mixité rester une règle de conduite.  L’égalité entre les hommes et les femmes est un de nos acquis les plus précieux. Mais s’il y a incompatibilité entre l’usage républicain et quelques dogmes religieux, le questionnement n’a pas lieu d’être. La démocratie n’est soluble dans aucune religion.

Besoin de démocratie, c’est fondamental. La démocratie, c’est comme le piano. C’est pas évident à pratiquer, ça ne s’apprend pas en deux jours, et surtout il faut faire des gammes, sans arrêt. Sinon, on perd vite la dextérité. Et il faut être à l’affut de nouvelles partitions, de nouveaux compositeurs. Jouer à longueur de vie la même rengaine n’est pas une solution, on s’encroute, on se lasse, on s’aigrit. Et nous avons tous tendance à bloquer à la première difficulté de doigté. Long, compliqué, dur, mais c’est la seule manière de progresser.

Et aussi… Besoin de générosité, de sérénité, de lucidité, de pragmatisme. Besoin de culture, d’accès à la culture, de concertation, je pourrais remplir deux ou trois pages supplémentaires. Mais bon, une fois de plus, tout le bavardage qui précède n’est que le résultat d’une analyse personnelle, une liste de souhaits extirpée de mes questionnements sur Marseille. Parce qu’après sept ans de réflexion sur le sujet, je me dis aujourd’hui que c’est une belle connerie de baisser les bras. J’ai toujours droit à ma ville, c’est juste un combat à mener. C’est pas gagné. Mais personne n’a jamais dit que ce serait facile.

Philippe Carrese, janvier 2013

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Dans : Actualités, Littérature

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